unE malédictioN ?
Un socle blanc, épuré, trône au cœur de l’espace d’exposition du
Palais de Tokyo. Vertical, élancé, il n’est a prio ri ni insolent, ni
audacieux pour qui a déjà fréquenté l’art conceptuel ou
minimaliste. Les provocations désormais convenues des œuvres
d’art contemporaines ont lassé leurs spectateurs qui les
considèrent d’un œil indifférent. Elles les renvoient aux vases clos
des discours de l’art sur l’art. Un air de déjà-vu.
Pourtant, la curiosité est plus forte. Un besoin d’être conforté dans
sa position pousse le visiteur vers le cartel. Quelle théorie pourrait
être ici exemplifiée pour cette sempiternelle présentation d’un support faisant œuvre ?
L’artiste : Tom Friedman ; Son œuvre : A curse. (Une malédiction en français).
A compter de cet instant, le cartel fait autorité. Un sort aurait été
jeté sur ce socle par les soins d’une sorcière et sous la direction de
l’artiste.
L’objet-socle change de statut. Il reprend ses fonctions originelles de piédestal fonctionnant tel un
signal de l’œuvre d’art. Il est le signe qui indique la probabilité de l'existence ou de la vérité d'une
chose.
Maléfice ou enchantement, le charme s’incarne, hissé sur son trône. Le vide devient tangible. Une
place circonscrite au socle est accordée au « non-objet-sort ». Celui-ci peut recouvrir toutes les
formes ; certains y verront un simple volume quand d’autres projetteront une mini galaxie. L’invisible
possède cette force de laisser libre court à toutes les projections, les plus intimes, les plus
innommables. L’artiste ne nous force à rien. La liberté de représentation de notre propre monde est totale : A curse ouvre vers une infinité de possibles.
L’œuvre vibre, fascine. Elle dérange. Le vide inquiète, il est insupportable. Il est un non-sens quand
on perçoit le monde selon les limites du temps et de l’espace. A Curse agit donc sur l’humain qui
préfère recourir au « voir » et à la matière plutôt qu’éprouver le vertige de l’absence absurde.
Mais qu’en est-il du charme en soi ? Quelle véracité pour celui-ci ? Le doute subsiste.
La croyance mystique, plus ou moins exacerbée selon les personnes, est un trait archétypal de nos
sociétés. Qui ne s’est jamais surpris à croire aux charmes des fées ? Pourquoi certains adorent un dieu quand d’autres consultent des voyantes ? Le rapport magique aux choses de la vie, qui nous
libère du mortifère trou noir, nous façonne aussi en êtres humains.
L’effectivité du sort n’est cependant jamais avérée puisque ce dernier est ici présenté sur son socle.
Le visiteur peut le contempler mais il n’est pas contaminé. Or un envoûtement suppose la passivité de
son destinataire. Il est un déterminisme, une force contre laquelle notre libre-arbitre ne peut rien : une
personne est toujours victime d’un sort. A l’inverse, dans sa relation à l’œuvre de Friedman, c’est au
spectateur lui-même qu’appartient la décision de se laisser enchanter ou non.
La force du charme devient anecdotique ; d’autres croyances sont en jeu. Par le truchement du
sortilège, Tom Friedman nous amène à éprouver simultanément l’infiniment grand et l’infiniment petit.
C’est notre rapport au monde qui est bouleversé. Il ne s’agit pas ici de la présentation d’un objet fini,
mais d’une pièce en perpétuel devenir. L’œuvre excite l’imaginaire de son spectateur qui construit et
joue sa propre pièce.
Et si le charme, ici, n’était autre que la magie de l’expérience artistique ?
Visuel.
Tom Friedman, A Curse, Malédiction de sorcière et socle. 91,4 x 38,1 x 38,1 cm, 2009.
Courtesy de l'artiste et de Gagosian Gallery, galerie Bernard Ceysson et Gallery Tomio Koyama. Photo: Justin Kemp